Les grandes lignes
de
la pensée spirituelle de Maurice Zundel
Par Jocelyne Chemier-Mishkin, journaliste et auteure*
Article également publié dans PARASCIENCES, n°102.
“Nous ne serions que des fourmis dans une fourmilière, s’il n’y avait personne en nous. Cette présence divine qui nous consacre, qui est tout le secret de notre personnalité, c’est cela qu’il s’agit de rendre possible.”
Maurice Zundel
Dieu est une présence intime à l’intérieur de soi qui désire se communiquer de façon permanente. Il est Source et Origine de l’être et de la vie.
Cette présence n’est pas une grande force souveraine extérieure qui dominerait l’homme et l’univers depuis un ciel imaginaire. Elle n’est pas une domination despotique qui ferait de ses créatures, des pantins soumis. Cette fausse image de Dieu, véhiculée dans l’Ancien Testament, est révolue depuis que Dieu s’est fait homme en la personne de Jésus.
Dieu s’est fait chair pour délivrer l’humanité de cette erreur qui l’emprisonnait en elle-même. En Jésus, Dieu se dévoile véritablement à l’homme en se créant à l’image de celui-ci.
Loin d’être un Dieu solitaire narcissique se contemplant lui-même, Dieu se montre au contraire, en Jésus, son modèle divin, comme une Omnipotence d’Amour Créatrice. Son essence, qui est l’« ETRE», est Amour et uniquement Amour.
Cette puissante énergie, éternelle et universelle, se livre perpétuellement à sa création, puisque, de par sa nature même, Amour authentique, elle ne peut rien garder pour Elle-même. L’Amour étant dans l’être et non dans l’avoir, Il ne possède, rien, ni personne. C’est la raison pour laquelle Dieu est Don et Pauvreté, dans le sens de dépouillé entièrement de Soi-même. Essentiellement Amour, Il est aussi ignorant du mal, et, a fortiori, Il n’est pas responsable de la souffrance.
“La Trinité divine c’est justement la solution, unique et incomparable parce qu’elle nous met en face d’un personnalisme, d’une personnalisation qui nous révèle le sens de notre propre personnalité.”
Maurice Zundel
Totalement libre de Soi-même, « Dieu » est une circulation continue d’Amour Qui ne s’approprie rien. Il « EST » parce qu’Il est dans le don constant de Soi-même. Ce circuit d’altruisme éternel fonctionne comme dans une famille où l’amour tend continuellement vers l’autre : l’amour du père vers celui de la mère, celui de la mère vers celui de l’enfant, et celui de l’enfant qui retourne vers celui du père, etc…
Dieu Amour est unique, mais Il lui est impossible d’être solitaire. L’Amour a besoin d’une entité à qui se redonner. En conséquence, Il est structurellement une puissance « trinitaire ». L’amour de Dieu Père se donne à Dieu Fils, qui se donne à Dieu Esprit, qui se redonne à Dieu Père qui se redonne à son tour à Dieu Fils, etc…
La « relation » est la base du mécanisme de cette ronde céleste et le fonctionnement même de la Vie. Ainsi, à l’image de Dieu, l’homme est unique et forcément pas solitaire, ne serait-ce que pour exister tout simplement.
Cette nouvelle alliance nouée par Dieu avec l’homme au travers de son incarnation humaine en Jésus, constitue une nouvelle genèse offerte à l’humanité. Pour Dieu, l’homme représente une valeur infinie. Il l’exprime d’ailleurs en s’agenouillant devant lui pour lui laver les pieds. L’homme a tant de prix à Ses yeux qu’Il lui propose de ne plus subir son existence, en le délivrant de ses limites. Il l’invite à devenir l’Homme Nouveau, le Nouvel Adam, le Christ. Il souhaite en faire son égal en lui remettant tout ce qu’il EST : Amour.
Dieu suggère une recréation de l’univers, mais, avec cette fois-ci, la participation de l’homme. Cette collaboration est indispensable car Dieu ne s’impose pas. Il Lui est incapable de se manifester à l’homme, c’est-à-dire de transparaître en lui, sans son accord. La rencontre de Dieu est impossible sans une acceptation et sans une ouverture à la Vie intérieure.
“Je crois à la vie d’un Autre ! Car la vie éternelle, c’est la vie d’un Autre en moi. Et cette vie en moi, cette vie d’un Autre, est confiée ma vie ! Et voilà le vrai problème, voilà la vraie question, voilà le risque infini. Je crois à la vie d’un Autre dans ma vie.”
Maurice Zundel
Cette racine christique habite chaque créature. Cette part de dignité, d’inviolabilité, est inhérente à chaque individu et en fait toute sa dimension. Un Autre habite en soi et Dieu s’est fait homme pour que l’homme se redécouvre justement plus que lui-même.
Pour rejoindre cet Autre intériorisé, qui est le Christ accompli par Jésus, la voie de l’Amour est la seule à suivre. C’est aussi la plus difficile car l’Amour implique de faire le vide de soi. L’Amour n’étant que dépouillement, rejoindre son Autre en lui, demande à l’homme de se débarrasser de son moi biologique et charnel limité, égotiste, possessif, encombré… pour laisser place à son Moi originel et universel altruiste, « oblatif » (qui s’offre).
Cette « désappropriation » radicale du moi est incontournable pour atteindre son Autre et Celui en autrui, puisque l’accueil du prochain ne se fait qu’avec un moi détaché de son ego. Plus l’homme se dépouille de lui-même, plus il cesse de se regarder, plus il fait silence en lui, plus il est en capacité de reconnaître Dieu en lui-même et dans les autres.
Marie, la mère du Christ, est la figure emblématique de ce renoncement à soi. C’est parce qu’elle était totalement retirée d’elle-même qu’elle a pu recevoir dans son corps, la personne de Dieu.
“Dieu n’est concevable qu’en transparence dans une conscience qui fait l’expérience de la pauvreté, au sens de vide sacré. C’est pourquoi la dépossession est la condition des plus hautes expériences.”
Maurice Zundel
L’émerveillement dans l’art, dans la science, dans la performance… déclenche cet éveil extraordinaire. De fait, l’étonnement devant une œuvre d’art, une pièce musicale, un enfant, un beau paysage, une découverte, un exploit sportif… provoque instantanément une dépossession de soi. Cet état spontané de détachement, met, consciemment ou non, en face de quelque chose, voire de « Quelqu’un » de plus grand que soi. Cet effacement subit fait émerger, pour un instant au moins, un Souffle nouveau venant du profond de sa personne.
“Ce qui fait l’homme, c’est sa libération, (de son esclavage intérieur) et ce qui révèle Dieu c’est qu’il est le cœur et le sens de cette libération. Si l’on ne fait pas cette découverte, on reste prisonnier de son moi et l’on ne peut atteindre le vrai Dieu. La religion devint un tourment et une caricature.”
Maurice Zundel
Avec Jésus-Christ, la connaissance de Dieu s’apparente à une naissance qui est conditionnée par notre libération intérieure. Il n’est plus question d’une morale de l’obligation mais d’une « morale de libération », exigeante certes, mais créatrice et libératrice. Plus l’homme travaille à devenir libre de lui-même en se dégageant de sa gangue egocentrique, plus il est à même de laisser vivre en lui, la Plénitude de l’Amour. Sa grandeur revient, comme elle l’est pour Dieu, à se donner. Le ciel commence ici et maintenant.
L’expérience humaine étant la seule qui ramène à Dieu, croire en Dieu égale à croire en l’homme. La foi en l’Un ne peut aller sans la foi en l’humanité car l’amour porté à Dieu est à l’aune de celui porté à l’homme. La responsabilité humaine est totale.
En effet, dès que l’Homme Nouveau devient une transparence absolue, le péché se définit comme le refus de se faire Autre Homme. Bien entendu, l’homme a le choix de refuser, grâce à son libre arbitre qui lui a déjà été donné en un acte d’amour divin précédent. Mais avec son incarnation, Dieu apparaît en un Etre fragile (comme tout Amour vrai), capable d’être blessé, d’être « crucifié » par les rejets d’amour.
Finalement, c’est à l’homme de prendre soin de Son Créateur Qui est Sa Vie en lui. Son salut n’est plus de se sauver par sa foi, seule, en Dieu, mais de sauver Dieu de ses propres entraves, non par des discours mais par une présence réelle d’amour.
Aimer Dieu signifie L’aimer en soi-même comme L’aimer en autrui.
“Il est clair que si Dieu est venu parmi nous, si Dieu est au-dedans de nous, s’il est l’hôte bien-aimé de notre âme, si le Christ est toujours vivant, il est clair que ce n’est pas pour diminuer la vie, pour la rabougrir, mais pour lui donner toutes ses dimensions, afin qu’elle soit toujours plus grande et toujours plus belle !”
Maurice Zundel
L’incarnation figure l’événement majeur de la relation de Dieu à l’homme. Elle révèle le vrai visage de Dieu en même temps que le vrai visage de l’Homme. En imprégnant toutes ses fibres de cet Amour, l’être humain se transforme en Parole vivante divine. Sa chair se fait Verbe.
Loin d’être une morale extérieure imposée, le christianisme apparaît comme une exigence intérieure consentie d’un immense Amour. Une évidence d’AIMER.
*« A la Rencontre de mon Autre avec Maurice Zundel ». (Editions Anne Sigier, 2008)
* Comprendre Maurice Zundel, Audio livre (Saint Léger Productions, 2015)
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Entre sa quatorzième et sa quinzième année, Zundel vit quatre fulgurations déterminantes et fondatrices de sa foi.
La première a lieu le 8 décembre 1911 dans l’église “rouge ” de Neuchâtel. En prière méditative, Zundel perçoit que la virginité “va bien au delà de la question physique, elle est une attitude de l’esprit”. Elle est liée à la transparence de soi au Dieu intérieur. Telle un vitrail, la virginité irradie Dieu intérieur à soi et fait porter sur le monde un regard virginisant. Ce faisant, elle met Dieu au monde.
La seconde et la troisième fulgurations ont lieu dans un même contexte. Zundel a pris l’habitude de retrouver un camarade de collège protestant qui a arrêté ses études, pour des lectures à voix haute. L’ami est un excellent conteur. Il lui “conte” le Sermon sur la Montagne. C’est une véritable révélation. Zundel, qui a déjà bien sûr entendu ce texte lu à l’église mais d’une telle manière “que cela entrait par une oreille pour ressortir par l’autre” entend soudain, et de manière définitive, que l’évangile est la parole d’un Ami qui s’adresse à lui. Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu, l’évangile est le mode d’emploi de ce devenir.
Quelques jours plus tard, la lecture d’un extrait des Misérables de Victor Hugo, le célèbre passage du couvert d’argent, bouleverse le jeune Zundel. Jean Valjean, échappé du bagne et recueilli par l’évêque Myriel, s’enfuit dans la nuit avec de l’argenterie dérobée. Ramené par la police chez son hôte, ce dernier déclare qu’il n’a pas été volé. Une fois seul avec Valjean, Myriel lui dit simplement : “vous êtes dans la maison de Dieu, ici, tout est à vous.” Particulièrement conscient que ce dépouillement volontaire est à l’origine de la conversion de Valjean, Zundel fait voeux ici de pauvreté. De pauvreté matérielle, certes, mais au-delà, d’une pauvreté de soi qui permet un véritable accueil de l’autre…
Cette même année, Maurice Zundel, désireux d’entrer au séminaire, doit
apprendre l’allemand et part effectuer une année à l’abbaye de Einsiedeln, en Suisse alémanique. Les élèves vivent la vie des moines et le futur auteur du Poème de la Sainte Liturgie découvre ici le bienfait spirituel d’une splendide liturgie vécue en communauté ainsi que le rôle du silence, voie d’intériorisation et de communication des âmes . Il souhaite devenir moine. L’imminence de la guerre l’en empêche, les élèves francophones doivent quitter l’abbaye. Il sera oblat bénédictin et amènera de nombreuses jeunes femmes à choisir l’oblature. Elles feront connaître sa pensée en organisant causeries, conférences, cénacles…