Toutes nos activités sont à quelque degrés interchangeables, et la plupart pourraient être accomplies par des machines.
L’acte irremplaçable, c’est le rayonnement de l’être, le sourire de la bonté, l’élan du coeur : tout ce qui vient du dedans, en la gratuité du don. C’est par là que tout être est nécessaire, que toute vie est infinie : le pain, qu’on achète et qu’on vend, peut être le symbole d’une communion, si les mains qui se touchent et les regards qui s’affrontent, laissent passer la lumière des âmes.
(L’Évangile intérieur)
Qu’on soit croyant ou qu’on ne le soit pas, ce n’est pas cela qui importe. Ce qui importe c’est de vivre cette prise de conscience, de vivre cet infini en soi et dans les autres. Celui qui ne l’a pas perçu est en deçà de son humanité, il pourra sans doute y parvenir un jour, il aura sans doute la chance un jour de faire une expérience qui lui permettra de franchir le pas, mais tant qu’il n’aura pas accédé à cette expérience, il ne peut prendre en main son humanité puisqu’il ne l’a pas perçue comme un problème, comme le problème essentiel.
Celui qui, en revanche, a perçu cette dimension, qui l’a reconnue dans les autres ou en soi-même est embarqué. Il ne peut plus revenir en arrière. Il est embarqué et il faudra qu’il pousse sa recherche jusqu’au moment où il aura identifié cet infini et jusqu’au jour où il comprendra ce qu’il en résulte pour son comportement. (Maurepas, juin 1974)
Connais-toi toi-même :
C’est là que commence la découverte de la vie, et rien n’est plus passionnant que cette recherche : savez-vous qui vous êtes et quel est votre vrai nom ?
Quand vous vous poserez sérieusement cette question, vous sentirez soudain tout ce qu’elle soulève de mystère. [… ] Nous ne savons pas qui nous sommes, et chaque jour, nous voyons surgir en nous des régions inexplorées, des terres inconnues, des continents en dérive, des cités qui s’élèvent ou s’écroulent: tout un univers en perpétuelle gestation.
Et le mystère de notre vie : nos espoirs et nos rêves, nos douleurs et nos faiblesses, notre grandeur et notre misère, tout cela chacun de nos semblables, à sa manière, le vit.
Voici notre ami le plus cher; nous lui serrons la main pour lui donner le bonjour. À peine réalisons-nous le contact matériel qui s’établit entre nous par ce geste : sa main n’est dans la nôtre que le symbole et le gage de son amitié.
Notre intention se porte au-delà, c’est son coeur que nous cherchons. Non point évidemment ce muscle de chair qui bat dans sa poitrine, mais ce coeur spirituel avec lequel il nous aime: ce coeur, qu’on ne peut situer nulle part, et que les mains ne saisiront jamais, ce coeur qui est l’être même en sa source : toute sa vie intérieure et tout le mystère de sa personne.
Combien de tragédies d’amour s’exaspèrent dans cette impuissance à saisir ce dedans qu’on ne peut atteindre qu’en renonçant à le posséder, car il est infini comme le rêve d’une pensée libre. Personne ne pourra jamais forcer notre estime, contraindre notre jugement ou violer notre coeur.
Et pourtant, ce que nous sentons inaccessible en nous, il nous semble facile de l’atteindre chez les autres. Nous nous flattons de surprendre leur psychologie, grâce à un coup d’oeil pénétrant, et, définissant leur caractère en deux ou trois traits, nous prétendons saisir et le secret de leur conduite et celui de leur personnalité.
Et nous en venons très vite à identifier les êtres avec leur fonction, en leur appliquant à longueur de journée des jugements qui, retournés contre nous, nous apparaitraient comme le comble de la folie, de l’impudeur et de l’injustice.
C’est ainsi qu’avec une tranquille inconscience, nous tuons les âmes.
Et, ce qui est vrai d’individus auxquels nous avons le plus immédiatement affaire: nos enfants, nos collègues, nos chefs, nos subordonnés, est plus vrai encore des collectivités où nous enfermons artificiellement la plupart des hommes. Nous avons une facilité étrange de penser par groupes: telle classe, telle profession, telle race, tel peuple. Qu’il y ait sous ces étiquettes des êtes vivants dont chacun a une destinée personnelle, nous n’éprouvons aucun scrupule à l’ignorer. Et nous portons, avec une assurance dogmatique, sur des millions d’hommes, dont nous ignorons le langage, les oeuvres et la vie, dont nous ne connaissons intimement aucun, des jugements définitifs, qui les obligent éternellement à être ce que, pour la commodité de notre système ou le simple désir de paraître informé, nous avons déclaré qu’ils devaient être.
Comme il est urgent de défaire en notre esprit ces unités contingentes ou factices, et de discerner, dans le groupe, les personnes : chaque personne, avec son devoir merveilleux et son droit imprescriptible de vivre humainement! L’humanité est en péril de mort, parce que tous les problèmes – pédagogiques, économiques, sociaux, politiques – sont posés dans l’abstrait, en l’ignorance systématique de la question qui les éclairerait tous :
Qu’est-ce que l’homme ?
(In l’Évangile intérieur)
Vous verrez combien une foule se transfigure quand vous projetterez sur chacun des individus qui la composent, le mystère de votre âme, et que vous estimerez ses besoins à la mesure des vôtres, en lui reconnaissant un droit égal d’y satisfaire.
Chacun porte en soi, comme vous-même, quelque chose d’unique, avec la même soif de connaitre, de vivre et d’aimer. Chacun, à sa manière, est une fin : ” Agis, dit Kant, de manière à traiter toujours l’humanité, soit dans ta personne, soit dans celle d’autrui, comme une fin et jamais comme un moyen. ” (L’Evangile intérieur)
L’expérience de Dieu coïncide avec la rencontre de soi-même.
Nous pouvons, à plus juste titre que le communisme, revendiquer la grandeur humaine. Pour que chacun de nous ne soit pas un numéro impersonnel, pour que notre vie compte et soit reconnue comme telle, Jésus nous a livré ce secret: que la grandeur est dans la générosité. Ce qui arrache l’homme à la préfabrication, c’est l’amour qui l’arrache à lui-même pour en faire un don. La Présence divine devient efficace, rayonnante, grâce au “oui”qui lui est donné alors qu’elle était déjà là. C’est une immense délivrance, parce que Dieu est désormais une expérience qui coïncide avec la rencontre de lui-même. Découvrir Dieu et son vrai moi sont le même événement. L’homme vient à soi en découvrant Dieu.
Il y a là une valorisation de la vie qui est incomparable. “Le ciel, c’est l’âme du juste”, dit saint Grégoire. Le ciel est ici, maintenant. Toute la vie quotidienne, tous les gestes humains du travail, de l’effort… sont transfigurés, divinisés. Ils acquièrent une valeur infinie et une portée éternelle.
(Émerveillement et pauvreté)
Dieu est une rencontre que chacun doit faire en soi. Et, en vérité, tout être est croyant qui s’efface devant cet Autre en soi, qui vaut infiniment mieux que soi et qui lui est plus intime que son âme (1) : quelque nom d’ailleurs qu’il donne à la présence lumineuse qui l’habite. Certains se disent athées qui La servent dans la droiture de leur vie. D’autres, en revanche, se disent croyants, qui ne mettent, sous Son nom, que la figure magnifiée de leur ignorance ou de leurs passions.” Dieu, dit admirablement Louis Massignon, Dieu n’est pas une invention, c’est une découverte. “
Le Christ, au puits de Jacob, en révéla un jour le secret à la Samaritaine qui venait chercher de l’eau. Elle ignorait la soif de son coeur, et vivait dans le désordre, en l’inconscience du vrai Dieu. Elle pensait qu’Il ne résidait que dans les temples où les sacrifices étaient offerts, elle Le cherchait sur le Garizim où les Samaritains avaient leur sanctuaire.
Jésus lui apprit que la rencontre ne pouvait se faire qu’au dedans : ” Femme, crois-moi, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père – l’heure vient, et c’est maintenant, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. Et en effet, c’est tels que le père veut trouver ceux qui L’adorent : car Dieu est Esprit et il faut que ceux qui L’adorent, L’adorent en esprit et en vérité. “
C’était lui dire miséricordieusement, dans les mots de la plus sublime révélation : Tu L’aimerais si tu Le connaissais, car Il est tout ce que tu cherches : la Beauté et la Bonté, la Vérité et l’Amour, et Il t’attend, depuis toujours : dans ton coeur.
Ah ! il est temps de dire, sinon à quel Dieu nous croyons – ce qui est peut-être impossible – du moins à quel Dieu nous ne croyons pas, et de proclamer que tout ce qui est étroit, mesquin, injuste, cruel ne peut venir de Lui et qu’Il demeure infiniment au-delà de tout ce que l’Art, la Science, la Sainteté et l’Amour pourront jamais réaliser de splendeur.
Se ressourcer dans le silence de Dieu
Ce matin, à cinq heures, le jour se levait dans une lumière indécise, verte ou bleue, comme s’il semblait sortir d’un écrin. Les montagnes seprofilaient vaporeuses sur l’immobilité du lac et le silence régnait sur toute la nature. On n’entendait que les premiers chants des oiseaux. Il semblait que l’homme ne fût pas encore né. Aucun bruit ne signalait sa présence. La nature semblait renouvelée, et respirer dans l’aube virginale. Et je songeais que tout à l’heure, les bruits de l’homme allaient recommencer, que les journaux, la radio allaient nous apporter toutes ces nouvelles passionnées qui signalent par toute la terre ses foyers de haine et de ressentiment: qu’il nous faut entendre ces coups de poing sur la table, en évoquant chaque jour de nouvelles menaces de guerre.
Et je pensais qu’en effet, seul, le silence, ce silence des choses, ce silence de la nature, ce silence de la lumière, ce silence du chant des oiseaux lui-même, que ce silence seul pouvait faire contrepoids à toute la folie des hommes qui se servent de leurs plus belles découvertes pour se mesurer et se menacer.
Et il me semblait que la leçon qu’il fallait tirer de tout ce spectacle, c’était justement que seul le silence, le silence vécu, le silence respiré, le silence qui est une vie, que seul le silence pouvait sauver l’humanité de la destruction et de la folie.
Et je songeais à cet homme, cet homme unique peut-être dans notre siècle, cet homme qui s’appelait Gandhi, Gandhi qui, pendant quarante ans au moins, pendant quarante ans a pu tenir dans sa main un peuple de 400 millions d’hommes qui réclamaient justement leur liberté, sans se livrer jamais à aucune violence de fait ni de langage, traitant ses ennemis comme des amis, voulant les amener à réaliser la justice qui était la seule chose qu’il réclamait, et puisant toute sa force dans cette petite voix qu’il ne cessait d’écouter au fond de lui-même. Car c’est là l’immense grandeur de cette aventure unique dans notre temps, qu’un homme fragile, dont la santé tenait à un fil, ait manifesté une puissance unique, ait pu vaincre un empire et préserver tout un peuple de l’injustice et de la violence parce qu’il écoutait continuellement en lui le silence de Dieu.
C’est dans ce silence de Dieu, en effet, que les débats peuvent se dépassionner, car dans le silence de Dieu, on apprend la dignité de l’homme, on apprend qu’une seule chose importe, c’est d’être vrai, c’est d’être juste, que le Royaume de Dieu, c’est l’homme lui-même quand il est ouvert à la Lumière et à l’Amour et que tous les hommes ont en eux cette capacité de devenir le Royaume de Dieu.
Et c’est justement ce que voulait Gandhi : il ne voulait pas que son peuple parvînt à la liberté illusoire par le ressentiment, par la haine. Il savait que seule en nous mérite la liberté cette dignité humaine qui est la source de tout ce qu’il y a dans le monde de grandeur et de beauté. Il savait que cette dignité humaine, elle repose sur un sens aigu de la justice et de l’amour ; et que l’homme qui a conquis cette dignité, que l’homme qui est au-dessus de la violence et de la haine, obtiendra nécessairement ses droits, c’est-à-dire le droit d’être dans l’humanité un espace de lumière et d’amour.
Pour nous, il est absolument indispensable, si nous voulons garder notre équilibre et si nous voulons être dans le monde le ferment d’une paix chrétienne, il est indispensable de revenir continuellement au silence. Il est impossible de lire les journaux, impossible d’entendre la radio, sans avoir cette impression que toutes les nouvelles sont empoisonnées, parce qu’elles sont toujours présentées, sous un aspect ou sous un autre, comme un conflit qui, à travers les peuples qui cherchent aujourd’hui à affirmer leur liberté, oppose continuellement ces deux blocs factices, artificiels, où des hommes s’opposent et se déchirent, en oubliant qu’ils ont un intérêt essentiel en commun qui est justement celui d’être des hommes, de pouvoir parvenir à la même dignité et d’échanger les uns avec les autres ces trésors de la vérité et de l’amour.
Nous ferons une oeuvre infiniment plus utile à la paix du monde en nous recueillant tous les jours, en cherchant à retrouver au plus profond de nous-mêmes la Source Éternelle, en écoutant comme Gandhi la petite voix qui ne cesse de parler à celui qui écoute. Nous ferons une oeuvre infiniment plus utile qu’en nous lançant dans de vaines discussions, dans des propos stériles qui ne font qu’envenimer les passions.
Car les hommes, très aisément, pourraient se rencontrer et se retrouver frères infailliblement, dans la mesure justement où chacun consentirait à se démettre de lui-même en écoutant l’appel de sa vie intérieure.
Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus justement doit toute sa grandeur, qui est immense, du fait qu’elle a donné sa vie en se cachant dans le silence de Dieu. Elle avait compris l’appel du monde, elle avait entendu le cri de toutes les détresses humaines, elle avait entendu plus profondément encore le cri de la douleur divine et elle voulait collaborer, avec tout l’élan de sa foi et de son amour, collaborer à l’établissement du Règne de Dieu ; et c’est pourquoi elle se cachait dans le silence du Christ. Et, dans ce couvent, où elle accomplissait les travaux les plus quelconques, les plus insignifiants, elle émettait dans le monde toutes ces vagues de lumière et d’amour, ces ondes de lumière et d’amour qui devaient la soulever vers Dieu.
Vous voyez que, quand un enfant joue au bord du lac, et qu’il jette un caillou dans l’eau, la chute de la pierre amène une formation de cercles qui s’élargissent de plus en plus et qui finissent par gagner, à peine visibles, l’autre rive. Eh bien, notre vie est justement le foyer d’ondes de lumière ou de ténèbres, selon notre choix, qui se répandent sur le monde entier. Demandons à Dieu de faire sauter toutes les barrières qui séparent les peuples en faisant d’abord tomber toutes les frontières qui empêchent notre âme et notre coeur d’être universels.
Car, si nous arrivons chaque jour à retrouver le trésor du silence,
si chaque jour, nous allons jusqu’au fond, jusqu’à la rencontre avec la Source Eternelle, si notre prière est d’abord une audition de la parole intérieure, une attention donnée à la petite voix de Dieu au plus intime de notre coeur, nous aussi, nous porterons, comme sainte Thérèse, nous porterons la Lumière du monde, nous diffuserons ces ondes de clarté et d’amour qui, peu à peu, purifieront l’atmosphère de ses débats passionnels et amèneront les hommes à comprendre qu’ils peuvent se rencontrer dans le respect du Bien Infini qui est confié à toute conscience humaine.
Nous voulons donc ce matin, dans ce pays de merveilles où il nous est donné de découvrir toute la splendeur du monde, nous voulons demander à Dieu d’entrer dans le silence de l’aube, dont la lumière commence à renaître, d’entrer dans le silence des chants d’oiseaux, d’entrer dans le silence de Gandhi, dans le silence de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, dans le silence infiniment profond et bouleversant du Christ-Eucharistie, afin que, cachés dans la lumière de Dieu, nous apportions au monde ce ferment de paix et d’amour qui peut seul le sauver.
Quelle merveille si chacun de nous pouvait ce matin, en se recueillant au plus intime de lui-même, se charger de toute la Lumière du Christ et écouter, comme dit saint Ignace d’Antioche : « les mystères de clameur qui s’accomplissent dans le silence de Dieu. ”
(Prélude à Ta parole comme une source)
N’est-ce pas cette présence, aussi bien, qui fait l’unité de tous les chefs-d’oeuvre et qui apparente toutes les beautés dans le rayonnement ineffable d’une même Vie intérieure ? Docile d’abord au jeu des lignes, et modelé par les volumes, le regard, par l’Infini qu’ils suggèrent, est bientôt envahi. La matière devenue diaphane s’efface en le rêve qui l’anime, pour faire passer dans notre regard la vision de l’artiste. L’élan qui l’emporta nous entraine à notre tour en la joie et la ferveur de l’impulsion créatrice, Nous ne sommes plus devant une oeuvre, mais à l’intérieur d’une confidence mystérieuse où notre coeur se brûle au contact d’une réalité infinie. Quelque chose de meilleur que nous, vit en nous. Quelqu’un nous accueille au plus intime de l’âme, et c’est une immense douceur de nous perdre en la lumière qu’Il diffuse en nous.
La Science, à sa manière, suit le même chemin, pour aboutir au même contact. (Evangile intérieur)
Credo
Je crois en l’homme créateur de l’homme.
Je crois en la trinité humaine, Père, Mère et enfant.
Je crois en la virginité de la paternité
et de la maternité authentique.
Je crois en la virginité de l’amour.
Je crois en la communion de la lumière
où les personnes s’engendrent
et se reconnaissent réciproquement.
Je crois à la valeur infinie du corps humain et à son éternité.
Je crois que Dieu est la Vie
et le secret du corps comme il se révèle en lui.
Je crois que Dieu se fait corps autant qu’il se fait homme.
Je crois que le corps ne devient lui-même
qu’en déployant sa dimension mystique qui le personnifie et qui échappe à toute possession,
Je crois que l’amour est un sacrement
qu’il faut recevoir à genoux.
Dieu est donc bien le dieu des corps, comme nos corps sont appelés à devenir le corps de Dieu pour donner les larmes
à sa douleur et plus encore nous rendre sensible :
le sourire de son amour.
(Brouillon retrouvé)
Je tiens à dire que le premier article du Credo chrétien c’est, pratiquement,
je CROIS EN L’HOMME.
C’est là, en effet, la chose difficile. “Je crois en Dieu” peut n’engager à rien :
C’est en prétendant défendre l’honneur de Dieu que les juges du Christ l’ont condamné au supplice de la croix.
Mais JE CROIS EN L’HOMME engage à tout.
Si nous allons au bout de cette affirmation, si, du moins, nous essayons de la vivre, il n’y aura besoin de rien ajouter car si je crois vraiment en l’homme, “Je crois en Dieu” va de soi puisque la grandeur humaine est toujours, finalement, une transparence à Dieu.
Rappelez-vous le lavement des pieds, la protestation de Pierre qui ne veut pas que le Maître lui lave les pieds. Il faut se rappeler que ce geste est celui d’un esclave. Aucun Juif ne se serait plié ainsi envers un autre. Pierre est de l’Ancien Testament. Pierre attend le salut de la force de Dieu, Lui qui peut écraser les ennemis d’Israël comme un homme écrase une fourmilière sous son pied.
Alors, comment le Seigneur peut-Il être à genoux devant lui, devant ses disciples ? C’est la fin de l’Ancien Testament. Nous voyons la résistance de l’Ancien Testament. Pierre ne veut pas que le Maître et le Seigneur soit à genoux, parce que c’est Celui devant lequel il tremble. C’est Celui devant lequel Job disparaît parce qu’il a parlé sottement.
Et justement Notre-Seigneur nous apporte un tout autre visage de Dieu, le visage de la tendresse infinie de Celui qui n’est que son amour, Celui qui vient sur la terre et qui n’est pas reçu, qui luit dans les ténèbres mais que les ténèbres ne saisissent pas, et ce Dieu que Jésus révèle, c’est Celui que saint François d’Assise a si merveilleuxsement connu, c’est un Dieu qui ne peut pas dire ” moi “, parce qu’il n’est qu’un regard vers l’Autre. Justement, le Dieu de Jésus-Christ, c’est le meilleur et non pas le plus fort. C’est Celui qui obtient tout par sa bonté, son amour, mais ne peut rien d’autre. Vous aurez une image extrêmement juste du changement de régime, si vous vous rappelez ce qu’est la sympathie. Si vous ne trouvez pas de sympathie, vous mourrez. Impossible à un homme de vivre sans amitié, impossible de vivre sans un climat chaleureux. Charles Morgan nous montre un officier qui est blessé à mort, qui aurait dû mourir déjà, mais qui vit parce qu’il attend sa femme qu’il aime passionnément. Il rentre chez lui, il découvre que sa femme l’a trompé et il meurt, parce qu’il n’a plus d’amour. Il meurt. Il n’y a pas de puissance plus grande, il n’y a rien de plus fort que la sympathie. Mais il n’y a rien de plus fragile.
Dieu, c’est cela: c’est une pensée d’amour qui obtient tout, mais c’est une puissance infiniment fragile parce que, s’Il ne trouve pas d’amour, Il est souverainement désarmé. Il n’a plus qu’à mourir, et c’est ce qu’Il fait. C’est ce Dieu-là que saint François a connu et sur lequel il a pleuré à en perdre la vue.
(Avec Dieu dans le quotidien)
C’est cela notre Dieu
C’est cela notre Dieu : non pas une limite, non pas une menace, non pas un interdit, non pas une vengeance, mais l’amour agenouillé qui attend éternellement le consentement de notre amour sans lequel le Royaume de Dieu ne peut se constituer et s’établir. Exactement tout le contraire de ce que l’on imagine. On imagine les croyants comme de pauvres types qui ont peur, qui s’en remettent à une puissance indiscutable pour boucher les trous de leur impuissance. Oui, c’est cela Dieu, le bouche-trou de tout ce que l’on ne sait pas, et de tout ce que l’on ne peut pas. Alors, cela fait un Dieu rabougri, un Dieu et un homme méprisables. Mais non, justement l’Evangile, la Bonne Nouvelle nous ouvre cet horizon prodigieux, celui-là même que secrètement notre coeur attendait : l’Evangile nous fait connaître, l’Evangile nous révèle le coeur de notre Dieu et nous introduit dans son amitié, car désormais, il n’y a plus de serviteurs, il n’y a plus que des amis. C’est une révolution sans précédent. […] Dieu n’a pas le goût de cette soumission d’esclave. Il attend notre amour de fils. Il attend notre confiance d’ami. Il veut faire de nous des collaborateurs d’un monde qui ne peut pas s’achever sans nous. (Revue des Crmes, n°5, 1960)
L’Eglise n’est pas un rouleau compresseur. Si nous sommes d’Eglise, c’est pour être le coeur de Jésus-Christ, pour être le visage de Jésus-Christ, la maison de Jésus-Christ. Nous ne sommes pas chez nous, nous sommes chez Dieu. Rien n’est à nous, parce que nous sommes chez Dieu. II faut que ceux qui viennent chez nous aient le sentiment d’être chez Dieu. Sinon, nous avons trahi la mission que Dieu nous a donnée, parce que nous sommes consacrés pour n’être plus nous-mêmes, mais Lui. Jésus-Christ n’est pas une image épinglée à la muraille. II est une vie dans notre vie, une présence dans notre travail, un visage qui doit transparaître a travers notre visage.
Demandons, justement parce que nous sommes d’Eglise, de ne jamais montrer autre chose que ce que la liturgie appelle ” le visage de fête de Jésus-Christ”.
(Avec Dieu dans le quotidien)
Si donc nous n’avions pas un certain amour-propre, une certaine foi en nous-mêmes, la vie serait impossible. C’est pourquoi il me paraît extrêmement faux de donner l’amour-propre comme de l’orgueil. Il peut y avoir de l’orgueil. L’orgueil est plus rare et plus difficile qu’on ne pense.
Il y a d’abord un acte de foi dans la valeur de notre vie et il y a dans l’amour-propre un certain sens du secret unique que nous sommes. Nous ne sommes pas interchangeables. On ne peut pas nous mettre à la place de quelqu’un d’autre. Chacun de nous est unique, irremplaçable, et si l’amour humain signifie quelque chose, c’est qu’il est la possibilité de montrer à un autre ce visage unique que l’on est. Chaque âme est unique. Si elle ne l’était pas, ce serait terrible. Ce n’est pas une espèce de moulin dans lequel n’importe qui peut entrer, mais c’est un secret, un mystère unique qui ne se verra jamais plus, indispensable à l’ordre du monde et dont l’effacement bouleverse l’ordre de l’univers.
Chaque homme a à porter de Dieu une révélation qui est unique et ce que l’amour-propre couvre, c’est cette unicité qui est le mystère de notre personne, qui est le secret de notre éternité, qui est notre plus profond rapport avec Dieu parce que Dieu, en nous donnant une empreinte unique, nous a établis avec Lui dans un rapport unique. Il y a entre Dieu et moi un rapport qui n’existe qu’entre Lui et moi et qui répond à un don unique qu’Il m’a fait en me disant au plus profond de moi-même le secret que Lui seul est capable de déchiffrer.
(Avec Dieu dans le quotidien)
Accepter d’être origine :
La psychologie des profondeurs nous a rendus attentifs aux traumatismes, aux blessures mentales et morales de certains enfants qui ont été refusés par leurs parents. Ce cas est devenu classique des troubles mentaux ou tout au moins des névroses qui proviennent précisément de ce que l’enfant a été refusé, de ce qu’il est né malgré la volonté de ses parents, et notamment de sa mère. Et on peut dire que la plus grande partie des enfants, l’immense majorité des enfants naissent de cette manière, sans avoir été voulus, enfants de l’espèce plus qu’enfants de leurs parents.
Et ce que les névrosés qui souffrent de ces traumatismes, de cette blessure originelle, peuvent reprocher à leurs parents, c’est précisément de ne pas avoir été vraiment l’origine de leur vie. Ils ont laissé agir la chair et le sang plus qu’ils ne se sont donnés eux-mêmes à cette vie qui est née dans l’aveuglement de l’instinct. Tant d’enfants pourraient, de par le monde, faire à leurs parents ce reproche d’avoir refusé d’être origine.
Cette blessure constituée par le refus d’être origine nous reporte immédiatement à la faute originelle dont on peut penser qu’elle est directement intéressée à l’avenir de l’espèce humaine. D’une certaine manière, l’homme a dû refuser d’être origine, il a dû refuser de s’engager avec toute sa générosité dans un acte vraiment créateur. Car justement tout l’avenir de l’humanité, comme tout l’avenir du monde et peut-être même son passé, reposait sur ce consentement, sur ce don originel qui devait promouvoir la création tout entière au plan de la liberté.
Car c’est cela qu’il faut retenir dans la tradition biblique du péché originel. : une vocation immense, infinie, illimitée et la faute elle-même, non pas comme l’usurpation de l’homme qui tente de se faire Dieu, c’est-à-dire une sorte d’ambition démesurée, mais au contraire, la faute originelle comme un manque d’ambition; une avarice repliée sur elle-même, comme une limitation apportée à Dieu et au don de Dieu. Et dans le récit biblique, ce qui est le plus frappant, c’est précisément ce doute sur la bonté de Dieu, cette transformation de Dieu en Dieu propriétaire et jaloux qui interdit à ses créatures l’usage des dons qu’il leur a faits.
Ce refus d’être origine, au fond, se répercute dans tout acte vraiment libre. Car un acte pleinement libre, un acte qui engage et constitue la personne est toujours d’une certaine façon un acte originel, un acte qui dépasse infiniment les circonstances où il est accompli, comme le travail de l’épouse, quand elle l’est vraiment, ne se limite pas aux besognes de son ménage, mais la rend disponible dans tout ce qu’elle fait, la rend disponible tout entière et fait de chacune de ses actions un nouvel acte d’amour. un nouvel engagement de sa personne.
Un acte humain, est toujours plus grand que ses circonstances ; quand il va jusqu’au bout de lui-même, il est toujours infini dans les disponibilités qu’il évoque et qu’il confirme.
Et toutes ces expériences, toutes ces prises de conscience sur le refus d’être origine qui constitue proprement la faute, la faute originelle et toute faute, nous font prendre conscience aussi que l’histoire du monde est une histoire à deux. C’est une histoire d’amour, une histoire que Dieu ne peut accomplir à lui tout seul, car Dieu est esprit, il est intimité, il est amour. Il n’a pas prise sur autre chose que l’esprit, sur autre chose que l’amour.
C’est pourquoi la charnière de l’univers, la charnière de l’acte créateur, c’est la pensée, c’est le cœur, c’est l’amour de la créature intelligente et libre. C’est à travers elle que se communique l’élan créateur et, si la créature intelligente et libre fait défaut, si elle s’absente, si elle se refuse, c’est la création toute entière qui avarie, qui échoue, qui devient une dé-création. C’est ce que saint Paul nous donne à entendre dans le texte magnifique de l’Epître aux Romains où il nous montre toute la création qui gémit jusqu’à présent dans les douleurs de l’enfantement. La création gémit, elle est déchirée parce qu’elle n’est pas accomplie. Elle attend, dans l’espérance, la révélation des fils de Dieu, elle attend que l’homme se redresse, elle attend que l’homme consente, qu’il devienne à son tour un créateur.
C’est ce qu’il faut entendre dans la tradition biblique du péché originel. L’histoire du monde est une histoire à deux. C’est une histoire d’amour qui s’enracine non seulement dans le coeur de Dieu, mais dans le nôtre, car si nous sommes, d’une certaine manière, solidaires physiquement de l’univers dans lequel nous sommes plantés, dont nous nous nourrissons et dans lequel nous respirons, l’univers lui aussi est planté en nous enraciné dans notre pensée et notre amour et, spirituellement, il ne peut se réaliser sans notre consentement.
Histoire à deux et qui est une histoire d’amour, et c’est pourquoi le récit de la faute originelle nous fait entendre le cri de l’innocence de Dieu. Dieu n’est pour rien dans le mal, dans la souffrance, pour rien dans la mort, pour rien dans les désordres et les catastrophes cosmiques, car lui, il est toujours présent, toujours donné, toujours amour, toujours offert sans s’imposer jamais. Il ne peut faire autre chose que d’être amour, toujours présent, mais il est nécessairement désarmé devant nos refus d’amour, le refus de créatures semblables à nous peut-être dans d’autres planètes et qui concourent comme nous à la création de notre univers. C’est pourquoi la passion de Jésus a une grandeur et une signification cosmiques. Elle ne concerne pas seulement l’humanité, mais tout l’univers, comme elle est la reprise et la récapitulation de toute l’histoire.
Mais, si elle a un sens illimité, infini, cosmique, elle n’est pas seulement rétrospective : elle ne regarde pas seulement en arrière, elle regarde bien plus encore en avant. Il ne s’agit pas en effet pour nous, en vivant la passion de Jésus-Christ, de nous plonger simplement dans notre passé, dans le passé de l’univers, il s’agit de reprendre conscience de notre vocation et de l’accomplir. Il s’agit de commencer à être, il s’agit d’accepter d’être un commencement, une source et une origine, comme nous le dit avec une si magnifique sobriété la prière de l’Offertoire : “O Dieu, qui avez créé l’homme dans une admirable dignité et qui l’avez plus magnifiquement encore réformé.”
Cette réformation magnifique, surabondante et donc prospective est le regard en avant : elle nous invite à entrer aujourd’hui dans notre vocation de créateur, à prendre conscience de l’immensité de notre vie, de la puissance infinie de notre liberté de cette catholicité, de cette universalité de l’acte humain qui resplendit d’une lumière si émouvant dans la vie si brève et si riche de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Elle a compris, cette jeune fille, l’immensité de la vocation humaine et qu’il ne s’agit pas pour elle de se sanctifier pour elle-même, de faire son sommet et d’atteindre sa béatitude. Ce qu’elle veut, c’est, dit-elle lorsqu’elle sent que les mortifications corporelles ne sont pas l’essence de sa vocation, ce qu’elle veut être, ce qu’elle se sent appelée à être, c’est le cœur de l’Eglise : “Eh bien moi, je serai le coeur de l’Eglise!” C’est donc immédiatement le monde entier que sa vision embrasse, c’est le monde entier qu’elle a mission de porter et nous savons qu’effectivement, elle l’a porté et que sa prière de cloîtrée silencieuse, que son activité insignifiante a franchi tous les murs, toutes les frontières, a fait fleurir la grâce dans des millions d’âmes, parce que, justement, elle a accepté, sans employer ces mots mais en entrant pleinement dans leur réalité, d’être vraiment une origine, un commencement, un créateur.
Et c’est cela notre vocation. Nous ne sommes pas en face du Christ pour commémorer une histoire passée et nous émouvoir à fleur de peau sur un supplice inexprimable. Nous sommes en face de lui pour retrouver le sens même du geste créateur, pour l’achever, pour l’accomplir, pour lui donner toute sa plénitude, pour délivrer le monde de ses désordres et l’univers de son gémissement, pour que le monde devienne digne de Dieu et digne de nous.
C’est toujours sous le signe de la grandeur que l’Evangile se place. Il n’est nullement une sorte de consolation donnée à une humanité faible et pleurnicharde. L’Evangile nous appelle à une action formidable, immense, discrète en même temps et silencieuse, parce que justement cette action, c’est nous-même, tout entiers engagés dans cet amour nuptial où Dieu nous appelle en sollicitant éternellement notre oui qui doit fermer l’anneau d’or des fiançailles éternelles.
Nous voulons donc écouter cet appel qui retentit au plus profond de l’histoire, comme il résonne au plus intime de nos cœurs, cet appel à la grandeur que saint Léon commémorait à Noël : “Souviens-toi, prends conscience, ô chrétien, de ta dignité et maintenant que tu participes à la nature divine, ne retombe pas, par une conduite dégénérée, dans ta bassesse de jadis. Souviens-toi de quel Corps tu es membre et quelle est la tête.”
Oui, c’est cela, tout commence. Nous n’allons pas vivre au passé, mais vivre dans le présent, dans l’éternel présent, l’éternel cadeau de Dieu en essayant avec Thérèse de l’Enfant Jésus de consentir de tout notre être, afin d’entrer, nous aussi, dans la catholicité de l’amour, pour devenir le coeur de l’Eglise. En nous souvenant de ce grand mot de Bergson, qui n’a jamais été plus vrai que dans la lumière que la liturgie nous présentant la passion de Jésus-Christ comme une respiration: “Le monde est une machine à faire des dieux ; Dieu a créé des créateurs.”
(Enregistré au Couvent des Pères Carmes de Bruxelles. Publié dans “Foi Vivante”, avril/juin 1962 (N°11) Revue des Carmes Bruxelles)