Synchronicité ? Air du temps ? Deux âmes qui ne se connaissent pas, et ne se rencontreront pas dans leur vie, marchent du même pas sur le chemin de l’intériorité, à la rencontre de Dieu. L’une est celle d’un théologien suisse, dont la formation remarquable se dilatera au contact de l’expérience spirituelle, l’autre est celle d’une jeune femme sensuelle, confrontée à l’approche de la solution finale, accompagnée vers elle-même par son amant, psychanalyste qui se forma auprès de Jung. Leur itinéraire commun fascine tous ceux qui ont lu les œuvres du génie mystique et le journal[1] de l’autodidacte spirituelle et, bien sûr, Michel Fromaget qui veut nous « faire toucher du doigt l’incroyable parenté liant l’expérience spirituelle d’Etty Hillesum aux conceptions théologiques et anthropologiques de Maurice Zundel, lesquelles ne sont strictement autres que celles de l’Évangile lui-même » [2], et se propose de nous « initier au mystère du silence intérieur, comme chemin de connaissance de soi et de naissance à Dieu, tel qu’Etty Hillesum et Maurice Zundel aimaient à le pratiquer et ont désiré le faire connaître ». Ce cheminement met en évidence « le rôle suressentiel du silence intérieur et de l’écoute silencieuse dans la vie spirituelle, autrement dit dans la vie de l’homme libre. »
NAÎTRE À SOI-MÊME OU LA SECONDE NAISSANCE. « C’est un de ses amis étudiants qui incitera Etty à consulter Julius Spier, psychologue qui assoit et approfondit ses diagnostics en interprétant la forme et les lignes de la main. Etty se rendra chez Spier le 3 février 1941. Elle vient d’avoir 27 ans. Le soir même, sa vie bascule. Un tout nouveau parcours commence. […] le vœu de Spier d’accoucher Etty, tant à elle-même, qu’à l’Amour et à Dieu – parce que pour lui, il s’agissait là d’une seule et même chose – ce vœu est accompli. » Etty vient d’ouvrir la porte du chemin qui va la mener à la Rencontre, en écho à cette parole dite à Nicodème reprise si souvent par Zundel : « On ne peut savoir qui est Dieu qu’en passant par la seconde naissance » [3] ainsi développée : « Il faut que nous passions par la seconde
naissance pour devenir vraiment nous-même et pour réaliser toute notre vocation. C’est cela qui est admirable. Justement, l’homme doit naître deux fois parce que la première fois, il naît passivement, sans l’avoir choisi : la vie lui est imposée. Il doit naître une seconde fois, en le choisissant, en faisant de sa vie un don. C’est par-là qu’il entre dans l’immortalité, mais il y entre tout entier.»[4]
« Naître à nouveau suppose donc de le choisir librement et consciemment et de se donner. « Mais à qui donc ? » : à « l’Autre intérieur », à « l’Hôte mystérieux », à « la Présence silencieuse », qui n’est autre que « le Dieu intérieur ». Autrement dit : « Christ en nous », lequel, depuis l’éternité, au fond de notre âme nous attend, nous aime et nous appelle. Zundel qui est avant tout un réaliste, et un pragmatique, de préciser : « nul ne peut réellement se donner au Christ qui ne l’a effectivement rencontré. »
S’INTÉRIORISER POUR VIVRE LA RENCONTRE : « À mesure que l’homme s’intériorise, Dieu lui devient toujours plus intérieur. »[5] En écho à cette affirmation de Zundel, « dès le Cahier premier Etty laisse déjà entendre l’intériorité du Dieu qu’elle pressent. Ainsi, par exemple, quand elle assimile la confiance en son « moi intérieur » et « la confiance en Dieu » (J, p.71)[6]. Ou encore, lorsqu’elle assigne comme but à la méditation de « faire entrer un peu de Dieu en soi » (J, p.103). « Il y a en moi un puits profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour. Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d’eux. Il en est d’autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes. » « Dieu je te remercie. Je te remercie de bien vouloir habiter en moi. Je te remercie de tout » (J, p.332).
QUEL DIEU ? Tous deux s’interrogent sur le mal. Tous deux affirment l’innocence de Dieu. Zundel distingue le mal qui vient des hommes du mal naturel, ou cosmique. Et il innocente Dieu des deux. « Qu’en est-il d’Etty ? Qu’elle innocente Dieu du mal qui vient de l’homme, et en particulier des nazis, c’est certain : « La radio anglaise a révélé que depuis avril de l’année dernière 700.000 juifs ont été tués en Allemagne (…). Et pourtant je ne trouve pas la vie absurde, Dieu, je n’y peux rien. Et Dieu n’a pas à nous rendre comptes pour ces folies que nous commettons, c’est à nous de rendre des comptes ! » (J, p. 636). Dieu innocent, Dieu fragile, qu’il faut, pour Zundel, protéger de nous. « Sur ce sujet, la première intuition remarquable dont bénéficia Etty Hillesum est qu’il est pensable et même possible d’aider Dieu : « Je vais t’aider mon Dieu à ne pas t’éteindre en moi (…) ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider (…) Oui mon Dieu tu sembles assez peu capable de modifier une situation indissociable de cette vie (…). Il m’apparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous (…) » (J, p.680). « …et si je sens que tu tombes en moi, je te ramasserai » (J, p.689).
LE RÔLE DU SILENCE : « Cela fait un an déjà que je construis ce silence en moi et il est devenu une salle dont la présence est palpable » (J, p.659). « Avant, (J, p.323). « Je voudrais m’immerger dans un grand silence et imposer ce silence à tous les autres » (J, p.200) « Pendant quelques jours, j’ai effectivement été affamée de silence et de solitude » (J, p.464) « Une aspiration au silence. C’est un fait que le silence m’est revenu et que je le porte constamment en moi » (J, p.465). « Et ce programme en trois points qu’Etty se donne à elle-même en avril 1942, n’est-il pas éloquent ? Le voici : « Être au-dedans de soi. Être seule. Silence. » (J, p.472). »
« Le silence est le berceau de Dieu »[7] parce que Dieu lui-même, « est silence »[8] « L’un des rêves de l’abbé Zundel eût été, de la même manière que sainte Sophie, à Istanbul, est dédiée à la sainte Sagesse – Hagia Sophia – d’élever une église en l’honneur du Silence : Hagia Sige.[9] Ce qui est clairement dire le prix extrême que Zundel accordait à ce silence. À ce silence qui est celui du corps et de l’âme pour mieux entendre l’E(e)sprit. »
« Pour le prédicateur immense, comme au reste d’après tous les mystiques authentiques, le mot silence est synonyme, non seulement de « se taire » (taire le bruit que l’on fait intérieurement avec soi-même) mais aussi d’« écouter ». Or, il en allait exactement de même pour Etty. En date du 8 juin 1941, elle écrit ainsi : « Je crois que je vais le faire : tous les matins avant de me mettre au travail, me « tourner vers l’intérieur » rester une demi-heure à l’écoute de ce qu’il y a en moi. Plonger en soi-même. Je pourrais dire méditer » (J, p.102). Et le 5 octobre de la même année, elle note : « Mais voilà, pour moi, le remède : ne pas parler, ne pas écouter le monde extérieur, mais observer un silence total et laisser résonner en soi ce que l’on a de plus personnel, de plus privé, et cela, l’écouter. C’est le seul moyen » (J, p.188). De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle « écoute au-dedans », de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’ « écoute au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui « est à l’écoute ». Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu » (J, p.719). »
Faisant écho à cette phrase de Zundel : « C’est ce silence qui est l’objet de toute grandeur, c’est dans ce silence que l’on découvre la Présence infinie, c’est dans ce silence que l’on nait à soi-même, c’est dans ce silence que l’on atteint jusqu’à la racine de soi et jusqu’à la racine des autres »[10]
Quelle convergence entre ces deux êtres contemporains ! « Une parenté véritablement stupéfiante, d’autant qu’elle n’est en rien explicable par les raisonnements et la causalité ordinaire ».
LA JOIE : « Jésus, dans l’évangile de Jean, rappelle à Nicodème que l’Esprit est tel le vent : il souffle où il veut. Raison pour laquelle la nouvelle naissance, qui n’est ni une pieuse image, ni un symbole, n’est enfermée dans aucun baptême, aucun rituel, aucun sacrement. Elle est un évènement humain majeur, un évènement libre de toutes barrières, qui échoit à tous ceux qui y aspirent du fond du cœur. Un évènement, certes invisible aux yeux du corps et incompréhensible à l’intelligence de l’âme, mais parfaitement réel et qui se reconnaît à ses fruits. Parmi ces derniers, la joie occupe une place privilégiée et nous avons dit que Zundel lui accorde une grande attention. Mais, justement, c’est bien cette joie qui éclate tout au long du journal d’Etty. Depuis l’instant où elle s’écrie dans le Cahier premier : « Maintenant, aujourd’hui même, à la minute présente, je vis, je vis pleinement, la vie vaut d’être vécue… » (J, p.80), jusqu’à son dernier cahier, où elle écrit, noir sur blanc, que la joie accompagnée de l’amour et de la force qui jaillissent d’elle comme des flammes n’est autre que « la joie de vivre ». « Le premier et meilleur indice de cette rencontre par laquelle l’homme nait à lui-même et accède, enfin, à l’existence véritable, cet indice est la joie » « avec une grande netteté la différence entre avant et aujourd’hui », « Et le fait tout simple est que maintenant j’éprouve tout » (J, p.63).
« Elle est la joie de quitter la condition d’objet pour parvenir à celle de sujet. Elle est celle dont traite si magnifiquement Maurice Zundel », liée à l’émerveillement de la découverte en soi de la Présence infinie, intérieure à chacun, qui nous fonde nous-même en nous reliant intrinsèquement à l’autre.
[1] . Une vie bouleversée, suivi de lettres de Westerbork : Journal 1941-1943 Poche,18 avril 1995.
[2] . Toutes les citations dans le texte sont de Michel Fromaget.
[3] . Ton visage ma lumière, 1989, p.73.
[4] . Retraite donnée en 1973 à la paroisse sainte Clothilde de Genève.
[5] . Je est un Autre, 1997, p. 101.
[6] . Journal, Une vie bouleversée, voir note supra.
[7] . Vivre Dieu p.47.
[8] . Marc Donzé, Témoin d’une présence, 1987.
[9] . Notre Dame de la Sagesse, 1995.
[10] . Vivre Dieu, p.47.
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