Zundel et Teilhard de Chardin

Pierre Teilhard de Chardin
Pierre Teilhard de Chardin

Beaucoup s’intéressent à la proximité théologique de Maurice Zundel (1897-1975) et de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955).
Les deux hommes se sont peut-être croisés chez la philosophe Léontine Zanta[1]. Croisés, plus que véritablement rencontrés, puisque Zundel n’évoque pas le célèbre jésuite dans ses correspondances retrouvées et n’entame pas de dialogue nommément avec lui dans son œuvre ou ses homélies, comme il a pu le faire avec de nombreux auteurs.

Des ouvrages sur la pensée de Teilhard figurent dans la bibliothèque de Zundel, écrits par Maurice Blondel, Claude Tresmontant, Louis Cognet, Johannes Hemleben, et on y trouve Genèse d’une penséeNouvelles lettres de voyage, quelques tomes des œuvres ainsi que l’Hymne de l’univers dont Michel FROMAGET pense trouver trace dans L’Évangile intérieur, écrit en 1936 : “ Comment n’être pas saisi de respect et d’admiration devant la moindre parcelle de matière, dès lors qu’elle se révèle à l’âme comme un don de Dieu, dès qu’elle se profile sur le Visage ineffable, investie de lumière 
Ces deux prêtres, poètes, chercheurs incompris ont été marginalisés par l’Église. Au delà de ces similitudes biographiques, Michel FROMAGET rencontre et analyse leurs profondes divergences.

L’ÉVOLUTION. Tous deux sont adeptes de l’évolution mais d’une manière différente car, pour Zundel, l’évolution ne s’inscrit pas dans un déterminisme global, évolutif depuis son origine, mais dans une prise de conscience : “ Le vrai problème n’est pas tellement ce qui s’est passé avant nous, ou ce qui se passe après, mais ce rôle que nous avons aujourd’hui dans l’histoire de l’univers [2]“.
L’homme est un singe qui s’aperçoit qu’il n’en est plus un.
Cette prise de conscience peut rendre l’homme créateur de lui-même, à tout instant de sa vie, et c’est précisément dans ce choix crucial que réside la liberté de l’homme et, par conséquent, le péché.
Pour Michel Fromaget cette conception originale du péché originel[3] surpasse toutes les 41rr17e1cpl-_ac_us160_autres par son harmonie, sa cohérence et son intelligence plus conforme aux données de la science et de l’Écriture. « Dans Je est un Autre, Zundel développe ainsi l’idée que le péché originel n’est pas le fruit de l’orgueil mais le fruit de la peur, non pas l’effet de la liberté, mais du refus catégorique de la liberté». [4] 

LE MAL. Le refus de se faire homme, « cause active et rétroactive du surgissement de la mort et du mal dans le monde, […], Zundel croit au péché originel, Teilhard n’y croit pas », pose la question de la Mort et du Mal antérieurs à l’apparition de l’homme, du péché et de ses conséquences.
Le temps est-il réversible ?
Teilhard admit l’hypothèse d’une « métahistoire » gouvernée par d’autres lois temporelles que l’histoire, hypothèse qui présentait l’avantage de respecter à la fois l’Écriture et l’innocence de Dieu. Mais estimant cette hypothèse trop redevable à l’imagination, il finit par la rejeter.
« Zundel, lui, n’a pas peur et il prend ouvertement partie en faveur de la faculté qu’auraient les actes pleinement libres – à savoir les actes qui ont des conséquences spirituelles et atemporelles – de “refluer celles-ci sur l’ensemble du temps passé, présent et futur“ faculté qui serait telle que, dans l’histoire, ces conséquences pourraient jouer avant même la
réalisation de leur propre cause. » Zundel revient à plusieurs reprises sur cette idée, en particulier dans l’Hymne à la joie : “Il n’est pas sûr qu’un acte libre se situe dans la même durée que les phénomènes physiques. Le contraire est plus probable. Il se pourrait donc que l’homme, au niveau de l’esprit, soit capable d’exercer une influence qui précède en quelque manière sa naissance charnelle“ »
L’hypothèse de réversibilité du temps, rappelle Michel Fromaget, est très ancienne. Théophile d’Antioche la formulait ainsi : “Il se pourrait que l’action de l’homme ait reflué en arrière dans le temps et que ce soit l’homme qui soit la cause de toutes les violences apparues avant lui dans l’histoire. “

« Les découvertes et expériences de la physique des particules ne démontrent pas que les photons puissent se déplacer plus vite que la lumière, condition sine qua non pour que certains effets puissent se produire avant leur cause, » mais ne remettent pas en cause l’hypothèse de causalité rétrograde formulée par Costa de Beauregard.
« La microphysique comme l’Écriture plaide pour la réalité d’une “causalité logique“  non tributaire de la “causalité chronologique“ soumise à la flèche du temps qui n’en serait qu’un simple aspect. Il y a dans ce domaine certainement beaucoup à attendre des futures découvertes scientifiques. »

LA SOUFFRANCE. Bien qu’ayant vécu la guerre de 1914, « Teilhard fait bon marché de la souffrance en général et de la souffrance humaine en particulier ». Il écrit par exemple, en 1933, “les souffrants […] paient seulement pour la marche en avant et le triomphe de tous. Ils sont des tombés au champ d’honneur ”.  Le Mal apparaît dans le sillage de l’évolution, elle-même en l’état voulue par Dieu, et ses artefacts sont donc à accepter, voire à aimer, comme tels puisque Dieu, à terme, en fera « le facteur immédiat de l’union que nous rêvons d’établir avec lui ».[5] Ce raisonnement, justifiant les souffrances actuelles et certaines par une béatitude future est susceptible d’engendrer tous les totalitarismes contre lesquels se sont révoltés, entre autres, Camus et Berdiaev[6].
Zundel ne commet pas ce blasphème, dénoncé dès le II° siècle, entre autres, par saint Irénée et Théophile d’Antioche, qui consiste à attribuer la paternité du Mal à Dieu. Il reçut très tôt, comme Claudel, la révélation de l’absolue et éternelle innocence de Dieu.
“Toutes les valeurs humaines sont ignorées de l’univers et cela est d’autant plus paradoxal que l’homme est le fruit de l’univers.“ Pour lui, Il est impossible que ce Dieu intérieur, qui nous porte vers le bien et l’amour de l’harmonie, soit complice ou auteur de cet ordre effroyablement destructeur présent dans la nature qui nous scandalise et pose de tout temps cette question du mal qui engendre tant d’athées. Un tel hiatus nous pousse à affirmer et conclure que Dieu ne peut être l’auteur de cet ordre.
Cet ordre destructeur serait-il lié au péché originel ? A ce médecin qui lui posait la question, Zundel répond : “Comment voulez-vous parler du péché originel sans vivre une expérience ? Sans entrer dans un dialogue vivant avec Dieu ?“ En le renvoyant à ses propres confrontations avec la souffrance et la douleur des innocents, il l’amène à entendre la protestation de Dieu : Dieu n’est pas l’auteur de ces douleurs, il en est la première victime. Ce cri de l’innocence de Dieu retentit dès la Genèse et s’exprime parfaitement sur la Croix où Jésus expire. “L’innocence est le seul visage du Dieu vivant “. Cette phrase à elle-seule synthétise l’abord parfaitement antinomique de Teilhard et de Zundel de la question de l’évolution naturelle et du mal.

[1] . c.f. Maurice Zundel, biographie de B. de Boissière et F.M. Chauvelot, Presses de la Renaissance, 2004, 2009.
[2] . Maurice Zundel conférence donnée à Genève, en 1965.
[3] . Pour approfondir, se reporter au chapitre intitulé « Le risque total » du livre Liberté de la foi, et à celui intitulé « Le péché originel » in Je est un Autre.
[4] . Toutes les citations sont de Michel Fromaget.

[5] . Le Milieu divin.
[6] . Se reporter aux conférences de Michel Fromaget sur son site.

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