Méditer avec Maurice Zundel

No 151 compNous ne saurions trop admirer cette solution chrétienne qui n’émane pas d’un philosophe ou d’un savant, mais qui émane de l’authenticité dans le don de soi, de la générosité infinie qui est Jésus lui-même. Pour nous faire homme, il faut entrer dans le dialogue avec Dieu. C’est dans cette intimité d’amour que devient perceptible la musique silencieuse qui est le Dieu vivant. L’homme se constitue dans sa grandeur en un regard vers l’Autre. Il perdrait sa valeur en pensant à soi-même.
Redécouvrons cette grandeur que nous avons à réaliser pour devenir un ferment de libération à l’égard de tous nos frères humains. Nous avons à faire fructifier ce secret merveilleux pour communiquer cette grandeur à tous ceux qui sont – fort heureusement, d’ailleurs! – travaillés par ce désir de grandeur, grandeur de démission, d’amour et de générosité. (Émerveillement et pauvreté)

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Une dignité inviolable, c’est bien ce qui fonde les droits de l’homme. Mais cette dignité n’est pas donnée avec sa naissance charnelle: il s’agit pour lui de la conquérir dans un continuel dépassement de ses préfabrications.
L’homme authentique est toujours en avant de lui-même, dans ce sens qu’il n’atteint réellement à soi qu’en actualisant les possibilités d’une grandeur qui doit être son oeuvre.
Dans cette perspective on peut résumer la condition humaine dans cette formule, qui est pour moi la suprême évidence: je ne suis pas, mais je puis être.
(Je est un Autre)

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Il y a dans la révolte de l’homme ou du peuple qui ne veut pas se laisser piétiner parce qu’il sent qu’il y a en lui une source cachée, qu’il y a en lui une valeur infinie, c’est dans cette révolte que commence la prise de conscience irrécusable. Celui qui a senti dans la méconnaissance de la part des autres, dans la méconnaissance, dans le mépris de sa dignité, qui a senti s’éveiller le sens de sa dignité, est déjà sur le seuil de ce royaume mystérieux devant lequel Jésus s’agenouillera au lavement des pieds.
Celui qui n’a pas senti dans l’homme cette valeur, qui ne s’est pas incliné dans l’homme devant ce secret inexprimable, celui qui n’a pas senti un jour dans l’innocence d’un enfant un monde infini, Dieu ne sera jamais pour lui qu’une idole.
(Vie mort et résurrection)

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l’amour est une confidence d’êtres et non de paroles. Une personne ne peut s’exprimer que dans une personne qui ouvre à son mystère l’espace infini d’un crédit silencieux.
Si tous les masques tombent, dans cette intimité, ce n’est pas que l’un exhibe aux regards de l’autre le tréfonds de son être ; c’est tout le contraire, parce que l’amour laisse inviolé le centre de l’être dont le mystère peut envahir le visage et modeler tout le corps sans courir le risque d’une profanation.
L’amour est justement le voile qui permet, sous l’abri du respect agenouillé, la libre respiration qui relie l’âme à sa source divine, en s’interdisant toute interférence. Comme le dit Kierkegaard : « la proximité absolue est dans une distance infinie ».
Si l’amour humain exige ce crédit silencieux qui donne au mystère son espace, on doit s’attendre à ce que l’amour divin porte le silence à une puissance infiniment plus infinie. La religion, en effet, ne peut être qu’un secret d’amour.
(Neuilly, 1954)

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Cet itinéraire est difficile, parce que nous sommes rarement fidèles à toutes ces exigences, parce que notre vie ne cesse d’osciller entre un élan vers l’amour et un reflux vers nous-même. L’univers lui-même ne peut pas ne pas nous apparaître dégradé en même temps que nous nous décréons, comme il s’épanouit à mesure que nous nous créons.
Il y a évidemment une solidarité entre la cosmogénèse – l’enfantement du monde –, et l’anthropogenèse – qui est l’enfantement de l’homme.
Nous avons retenu de saint Paul ces affirmations étonnantes, et si rares chez lui, étonnantes, que la création se trouve dans un état d’enfantement, dans un état de gémissement, dans un état de douleur, qu’elle n’est donc pas ce que l’Esprit veut qu’elle soit, qu’elle ne correspond pas au plan divin, qu’elle était soumise par l’homme à la vanité, qu’elle était désorbitée, rejetée en dehors de sa vocation, parce que l’homme lui-même a été infidèle à la sienne.
Cette affirmation a une importance capitale parce que justement, elle nous permet de saisir toute la création d’un seul mouvement et comme un seul bloc, où tous les plans, tous les niveaux sont solidaires les uns des autres. Au fond comme l’enfant, embryon de sa mère, est très loin d’atteindre à la pensée, mais déjà à cette phase primitive est ordonné à la pensée. C’est un embryon humain, qui s’il mûrit normalement, aboutira à la vie de l’esprit.
(Paris, 9 février 1964)

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J’ai rêvé d’élever une église au Silence, comme Sainte-Sophie est dédiée à la Sagesse :   Hágia Sigê, qui ne sera sans doute jamais qu’un rêve.
Un cloître l’isole de la rue, dont les ouvertures offrent au regard le refuge paisible d’une pelouse toujours fraîche.
De souples avenues où la marche n’éveille point d’écho conduisent aux vantaux élastiques des portes silencieuses.

Des tapis monochromes amortissent les pas.
Aux fenêtres de la nef, une pierre transparente répand un jour tamisé. Une sobre tenture fait vibrer discrètement les murs de l’abside à la lueur vivante des lampes éternelles.
Dans le sanctuaire surélevé, l’autel est une table d’albâtre qu’une lumière intérieure rend à peine translucide. Le tabernacle est une châsse d’onyx qui s’éclaire de même, avec une intensité plus vive.
Le regard, sans effort, trouve là son centre et y demeure suspendu. L’atmosphère vous recueille en l’unique Nécessaire.
La liturgie se développe comme le chant du Silence. Rien ne fait de bruit. Les vêtements sans éclat spiritualisent les corps, les gestes sont vécus et les voix intérieures. Une présence invisible est la commune respiration des âmes.
Rendue actuelle dans l’oblation mystique, la Croix s’élève enfin qui les enveloppe toutes de son étreinte vivifiante, et l’Hostie vient en elles comme un divin ferment.
L’Action sainte accomplie, chacune s’en va, perdue en Dieu, porter à ses frères un rayon de sa Face, dans le silence d’une vie où son Verbe retentit.
Telle était dans mon rêve Hágia Sigê : la basilique du Silence.

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(article en cours)